Une soudaine surcharge de travail pouvait arriver à tout moment. Habituellement, le personnel du secrétariat parvenait à gérer cette situation sans l’assistance du chef de secteur, puisque ce dernier assumait d'autres fonctions. On lui faisait confiance en ses capacités, il se pliait en quatre afin de s'assurer de la pérennité de ses habitants. Jamais on n'a eu à le reprendre pour une quelconque erreur, c'était comme si les dieux lui avaient offert en don ce talent de gestion. On avait besoin de lui et Luca répondait présent. En cette saison, il était surprenant de le voir crouler sous des tonnes de dossiers à rédiger. Une tâche longue et éprouvante pour ses bras déjà chargée par le triage et le rangement des dossiers achevés. Il fallait se montrer minutieux, sinon la moindre erreur provoquerait un ralentissement considérablement. En deux minutes, on devait trouver un dossier classé en salle des archives. Un véritable travail de fourmi qui rompait le silence de la pièce.

Bien évidemment, Luca bouillait au fond de lui. Car pour la première fois de sa vie, il ne trouva le temps de servir le thé de mademoiselle. Il avait la sensation de faillir à ses fonctions. Il aurait dû sentir l'approche de cette tempête. De plus, il réunissait des informations reçues des différents secteurs de Regalo concernant Momento Famiglia, dont le chef déclara ouvertement la guerre lors de l'Arcana Duello. D'un côté, cela le soulageait de savoir sa petite Félicità libre de toute obligation. Et la nomination du nouveau Papà venait d'être compromise. Et d'un autre côté, il craignait que cette guerre engageât également les civils. Il était de leur devoir de les protéger. L'Arcana n'avait promis plus jamais, la ville ne connaîtra le feu, la cendre et la tyrannie.

L'homme aux cheveux ténébreux soupira de lassitude. Il sentait le stress montait à chaque seconde et se campa à garder ses positions. Heureusement pour lui, personne ne le dérangeait. Il ne se retrouvait pas dans une situation déstabilisante au point de perdre toute crédulité. Il donna les ordres à chacun sans lever les yeux. Il remplissait sa part de travail. Le peu de conversation dans la pièce prouvait la concentration.

Dès que les nouveaux papiers à signer remplissaient une hauteur convenable, il se dirigea vers le bureau du chef d'Arcana. Il frappa à la porte et attendit l'invitation à rentrer. Cela ne dura pas longtemps, puisqu'il l'entendit au travers de la porte.

« Je vous apporte les derniers dossiers à signer, Papà. »

Luca s'arrêta devant le bureau et présenta les rapports à signer avec beaucoup de formalités.

Tout en attendant que son travail s’achève, il fixa son responsable. Au fond de lui, il se sentait bien sous sa protection, il ne parvenait toujours pas à croire que cet homme, en apparence infaillible, puisse décider de prendre sa retraite. Pour lui, aucun membre ne pourra le remplacer dans ce rôle. Fier. Puissance. Charisme. Fermeté. Père pour tous. Tous ses mots tournèrent dans sa tête en le voyant à l'opposé de son véritable géniteur, dont il devait supporter la présence.

Oui, Luca aimait plus ou moins son père, lui et son immaturité. Il le détestait pour l'avoir utilisé comme un jouet. Il s'était persuadé qu'il ne le voyait pas comme un fils. Il ne s'est jamais attendu à avoir une quelconque affection, même durant son apprentissage en alchimie. Un mur s'était dressé entre les deux hommes, Luca en a bien conscience. Il se mettait clairement du côté de Débito et de Pace lors des conflits, tout en limitant la casse.

Une petite voix au fond de lui demandait de croire encore en Jolly, qu'il changera un jour. Il fallait prendre le temps de s'approcher, de reprendre tout à zéro. Mais aucun des deux ne prit la peine de le faire. Bien au contraire, plus le temps passait et plus cela devenait difficile. Et pourtant, comment pouvait-on garder cette froideur sans mettre à mal la famille ?

Parfois, l'envie de voir son véritable père s'immisçait dans ses pensées. Il se surprenait à imaginer de travailler à ses côtés afin de trouver une solution ; de piocher dans les archives de la lune. Pour cela, il devra faire le premier pas vers la réconciliation, tout en sachant qu'il se retrouvera victime à nouveau. Il se voyait mal à prendre cette décision sans en parler avec ses frères de douleurs. Il devra en parler avec Débito et Pace. Mais ils étaient sûrs que ses derniers allaient l'en empêcher et le raisonner. Avec eux, il n'aura pas de jugement impartial.

Luca serra le poing, ne sachant pas vers qui se tourner.

Il avait bien Mondo, l'homme qui connaissait Jolly et son lien avec lui. Mais il ne désirait pas le déranger pour cette absurdité. Non, il ne pouvait pas le déranger pour une affaire personnelle, bien que cette pensée ne le quittât pas depuis des jours. Elle l’obséda encore longtemps. Lui, qui d'habitude était efficace dans sa prise de décision, il ne connaissait pas la réponse.

Luca se mit à soupirer soudainement par dépit, tout en relâchant ses épaules.

Ce n'est pas le moment d'y penser.

Luca s'empara des dossiers signés.

« Merci, Papà. »